Comme il le fait tous les samedis matin depuis deux décennies, Marcel gare sa camionnette blanche cabossée sur l’avenue Edouard Millaud, artère principale de la zone rurale à l’ouest de Lyon. En retirant un engin qui ressemble à un vélo bizarrement trafiqué, ce robuste senior parcourt des centaines de kilomètres à vélo, mais ne quitte jamais sa place devant le marché aux produits du village de Craponne. Curieux, je suis attiré par ce lieu vélo–sur place.
Vestige d’une profession française datant d’environ 1300, Marcel est un rémouleur(affûteur de couteaux ou rémouleur). Exerçant son activité dans les rues du village, le rémouleur proposait ses services pour aiguiser couteaux, ciseaux et rasoirs. « Je suis aiguiseur le week-end depuis 20 ans », me raconte Marcel, sans s’arrêter pour reprendre son souffle.
Comme ce fut le cas au début rémouleurl’affûtage de couteaux et d’outils est une source de revenus complémentaires. « Je suis menuisier de métier. J’ai dû aiguiser mes outils, alors j’ai appris à aiguiser les couteaux tout seul et j’ai adapté mon vélo », explique-t-il en ajustant son béret flottant et en caressant son bloc d’ardoise avec un Opinel à l’allure dangereuse.
Au début du 15ème Au début du siècle, les rémouleurs avaient le privilège d’aiguiser les ciseaux des tondeurs de tissus. Charles IV accorda à ce métier un statut définitif et la rémouleur a rejoint la profession de coutellerie à la fin du 15ème siècle. Cette vocation évolue au cours des siècles suivants. En 1807, les tailleurs sont obligés par la loi de détenir un passeport pour quitter la France, mais aussi pour circuler à l’intérieur du pays.
Souvent originaires de régions pauvres, les rémouleur entreprend un long voyage de février à novembre. Dans un extrait de l’ouvrage spécialisé d’Henri Amblès, ‘Au pays des émouleurs’Madame Legaye cite son père en 1870 :
« Nous sommes partis en février… le mois le plus froid. Nous avons parcouru la longue distance à pied, près de 1000 km ; la Lorraine, l’Alsace, le sud de l’Allemagne et jusqu’en Suisse. Nous sommes partis sans le sou, portant le strict nécessaire sur notre dos. En chemin, nous avons gagné un peu d’argent en vendant des rasoirs et des couteaux et en faisant des petits boulots. Le travail était souvent rare… c’était la misère totale. »
Un émouleur diffère d’un rémouleur en ce que le premier, tout en exerçant la même activité, a un style de travail plus sédentaire.
A 13 kilomètres à l’ouest de Lyon, le marché du village de Craponne ravit les plaisirs gastronomiques de ses 7 000 habitants comme il le fait depuis un demi-siècle le samedi matin. Entre plaisanteries conviviales, volutes de fumée des poulets tournant sur la rôtisserie et boudins et saucisson affichés comme des membres dodus, Marcel pédale sérieusement.
« Combien de kilomètres parcourez-vous à vélo en une matinée ? », demande un client, en rangeant soigneusement son couteau suisse fraîchement aiguisé entre des barquettes de framboises charnues et des tranches de pâté de campagne.
« Je ne sais pas vraiment », répond Marcel en sortant le couteau suivant de sa caisse en bois et en mouillant la lame avant de la passer latéralement sur sa meule tournante. « Mais j’ai dû faire deux fois le tour du monde en 20 ans », ajoute-t-il. Puis, souriant tristement, il avoue qu’il n’est jamais sorti de France.
Le métier d’aiguiseur de couteaux en France perdura jusqu’au milieu du XXe siècle.ème siècle. À l’époque, la qualité de l’acier et son traitement faisaient que le service était moins sollicité. En effet, à l’ère technologique d’aujourd’hui, je me demande si Marcel apporte vraiment une contribution justifiée à ses revenus.
Le flot incessant de clients tout au long de la matinée, à 4 euros l’objet en moyenne, satisfait ma curiosité. Evidemment, en France du moins, les couteaux ont encore besoin d’être aiguisés.
Les cloches de l’église sonnent l’heure de Cendrillon, signalant aux marchands qu’ils doivent ranger leurs stocks épuisés. Les marchandages de dernière minute commencent à prendre de l’ampleur. Tels les vestiges d’un champ de bataille, des caisses, des épluchures de fruits et des légumes fanés jonchent la place.
INFORMATION:Le marché de Craponne a lieu tous les samedis matins au centre du village (place Andrée Marie Perrin). On y trouve des fruits frais, des légumes et des fromages de spécialité de l’ouest lyonnais, ainsi que de la viande et des produits de la mer. Des vêtements, des articles ménagers, de la poterie et des articles divers sont également proposés à la vente.
Le village de Craponne est accessible en bus ou en voiture depuis le centre de Lyon en moins de 30 minutes.
Liza Perrat, auteure, a grandi à Wollongong, en Australie. Elle vit aujourd’hui en France avec son mari français qu’elle a rencontré dans un bus à Bangkok. Découvrez-en plus sur Liza Perrat