Dix ans après l’attentat meurtrier contre les créateurs du magazine, la question de savoir jusqu’où peut aller la satire reste controversée en France. La rédaction elle-même est sous pression de toutes parts.
Il y a exactement dix ans, à Paris, un attentat islamiste meurtrier a choqué non seulement la France, mais aussi toute l’Europe et le monde occidental. Le massacre perpétré dans la rédaction d’un magazine satirique a frappé de plein fouet les défenseurs de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. C’est aussi le début d’une vague d’attentats islamistes en France qui ont fait plus de 250 morts en 2015 et 2016. Tour d’horizon des événements qui agitent encore aujourd’hui la société française.
Que s’est-il passé le 7 janvier 2015 ?
La première réunion de rédaction de l’année du magazine satirique « Charlie Hebdo » s’est terminée dans un bain de sang : douze personnes, dont plusieurs des caricaturistes les plus connus de France, ont été victimes. Ils ont été abattus de sang-froid par les frères Saïd et Chérif Kouachi avec des fusils d’assaut. Les terroristes ont fait irruption dans la rédaction de manière totalement inattendue. Onze autres victimes ont été grièvement blessées. La France était encore sous le choc lorsque son complice Amedy Coulibaly a abattu une policière le lendemain ; un jour plus tard, il tuait quatre personnes en prenant des otages dans un supermarché juif.
Les trois auteurs, qui disaient vouloir se venger des caricatures blasphématoires de Mahomet, ont été arrêtés par la police le 8 janvier et abattus. Quelques jours plus tard, près de quatre millions de personnes ont manifesté en France sous la devise solidaire « Je suis Charlie ». Pour la France, une catastrophe nationale a suivi en novembre de la même année avec des attentats dans et autour de la salle des fêtes du Bataclan à Paris, un acte de terrorisme aux proportions inimaginables avec 130 morts et environ 400 blessés. En 2016, un tireur à Nice avait tué 86 personnes et en avait blessé 450 autres, dont certaines grièvement.
Que s’est-il passé depuis lors dans la controverse sur les caricatures ?
La controverse sur les caricatures a atteint un nouveau sommet en septembre 2020 lorsque « Charlie Hebdo » a de nouveau publié des dessins du prophète Mahomet. Des manifestations de colère ont éclaté du Sénégal à l’Indonésie ; Trois semaines plus tard, un Pakistanais a blessé à la hache deux passants devant l’ancienne rédaction de « Charlie », ignorant que celle-ci avait déménagé dans un autre bâtiment depuis l’attentat terroriste. Lors de son interrogatoire, l’agresseur Zaher Mahmood a déclaré : « On ne se moque pas du Prophète. Le blasphème, qui fait partie de la liberté d’expression pour « Charlie Hebdo », est passible de la peine de mort au Pakistan. En octobre 2020, un Tchétchène à Conflans-Sainte-Honorine, en banlieue parisienne, a assassiné et décapité le professeur d’histoire Samuel Paty, qui avait évoqué en classe les caricatures controversées. Les complices de l’agresseur, parmi lesquels les étudiants de Paty, ont été condamnés à plusieurs années de prison en décembre dernier.
La lutte hebdomadaire interne du magazine satirique pour de nouvelles caricatures ne montre pas seulement à quel point la situation reste tendue pour les satiristes. Il y a quelques jours, la Tribune du dimanche a commandé un dessin à un caricaturiste de Charlie. Cependant, la pression des autorités et des éditeurs a empêché la publication.
Quelle est aujourd’hui la position de Charlie Hebdo sur la question des caricatures ?
Le magazine satirique parisien n’a publié aucune caricature de Mahomet depuis 2020. Le rédacteur en chef Laurent Sourisseau, qui a survécu à l’attaque avec une balle dans l’épaule, s’est plaint dans une interview que la tradition anticléricale française était en train de s’éteindre : « Qui d’autre est en train de démanteler les dogmes des trois religions monothéistes ? », rapporte « Charlie Hebdo » sur un exemple de tentative d’infiltration des autorités de la ville de Toulouse par des « bigots ». Dans un dessin animé, un islamiste armé souhaite cyniquement « Bonne année ». La rédaction doit aujourd’hui se défendre contre les accusations d’anti-islamisme ; en même temps, elle est accusée d’« autocensure ».
Même à l’occasion du 10e anniversaire des attentats, la rédaction de Charlie ne publie aucun nouveau ou ancien dessin de Mahomet. À cette fin, elle a organisé un concours de caricatures sous le slogan #RireDeDieu (« Rire de Dieu ») – avec lequel elle a déplacé la question de l’Islam vers plusieurs religions et l’a ainsi désamorcée. Dans les dizaines de soumissions, Mohammed n’apparaît qu’une seule fois, tout petit dans le dessin du Belge Nico. Sa légende demande : « Et si je dessine un gars qui dessine un gars qui dessine Mohammed, est-ce possible ? »
Pourquoi « Charlie Hebdo » subit-il également des pressions politiques ?
La gauche accuse les Charlie makers d’avoir perdu leur anarcho-pacifisme, leur critique de l’autorité et leur liberté intellectuelle. « Où est le fantôme de Charlie ? », s’interroge l’intellectuel de gauche Daniel Schneidermann dans une polémique. Charlie ne vit que de sa « haine de l’Islam » ; son soutien à la laïcité et à la neutralité religieuse de l’État cache des positions réactionnaires et de droite à l’encontre des musulmans. Schneidermann ne se sent plus lié à la devise « Je suis Charlie » et accuse plutôt la rédaction de « charlisme ». C’est le nom donné aux idées du dernier roi de France, l’ultra-conservateur Charles X, au XIXe siècle.
Mais dans le dernier numéro de Charlie, les points de vue de gauche ne manquent pas : Emmanuel Macron est déformé dans les caricatures juste à côté de Donald Trump. Le milliardaire technologique et partisan de Trump, Elon Musk, porte un brassard nazi. A propos de l’attentat de Magdebourg, Charlie titre : « L’extrême droite surfe sur les cadavres ».
Pourquoi le célèbre magazine satirique est-il en déclin ?
La polémique autour de « Charlie Hebdo » montre surtout à quel point l’idée sacro-sainte de laïcité – la séparation absolue de la religion et de l’État – a changé en France. Dans le passé, c’était la gauche qui exigeait une stricte indépendance religieuse par rapport à l’État par rapport à l’Église catholique ; Aujourd’hui, les partis de droite considèrent la laïcité comme un rempart contre l’avancée rampante de l’islamisme. Mais des intellectuels de gauche comme Caroline Fourest, Elisabeth Badinter et Marcel Gauchet le font également. Pour cela, ils sont accusés d’islamophobie par le chef du Parti de gauche, Jean-Luc Mélenchon.
Sous la pression de toutes parts et laissé pour compte par les médias Internet, l’hebdomadaire grossier et subversif se bat désormais pour sa survie. Il est peu probable que son tirage, qui n’est pas publiquement mentionné, atteigne 30 000 exemplaires, soit nettement moins qu’avant l’attentat terroriste de 2015. Une édition allemande a été interrompue en novembre 2016 après seulement un an en raison d’un manque de succès.
Comment la politique parisienne réagit-elle aux caricatures de Mahomet ?
La plupart des hommes politiques français évitent aujourd’hui de discuter des caricatures de Mahomet. A huis clos, ils mettent en garde contre de nouvelles attaques. Dans le même temps, les politiques défendent la valeur symbolique de « Charlie Hebdo ». Comme d’autres médias, le magazine reçoit des millions de dollars de soutien financier et jouit d’un contenu exempt de bêtises. Aussi vulgaires et provocateurs que soient ces dessins, ils sont considérés comme une voix importante dans le pays.